Russie, mon pays bien-aimé

de Elena Kostioutchenko

traduit du russe par Emma Lavigne et Anne-Marie Tatsis-Botton

Noir sur blanc, 398 p., 24 €

Cendrillon soviétique, Elena Kostioutchenko naît en 1987 dans la misère. Elle travaille dès l’âge de 9 ans : fille de ménage. À 14 ans, elle découvre, dans la presse encore libre de l’ère Poutine, ce qui la révèle à elle-même : un reportage d’Anna Politkovskaia pour Novaïa Gazeta, sur les crimes de l’armée russe lancée par le Kremlin contre la Tchétchénie. Sa vocation de journaliste est née. Cinq ans plus tard meurt Anna Politkovskaia, assassinée à Moscou, en 2006, le 7 octobre – jour anniversaire de Vladimir Poutine.

À l’automne 2022, à Munich, échoue une tentative d’empoisonnement visant à tuer Elena Kostioutchenko. Celle-ci est devenue la journaliste à liquider, d’autant qu’elle ne cache pas son homosexualité. Son livre récapitule les étapes de sa vie personnelle et professionnelle hors norme, avec une puissance d’écriture et un art de la construction en forme de descente aux enfers. Ci-gît la Russie.

Moscou, capitale-Potemkine

Si l’on additionne toutes les minorités, les marges de la société, le moindre anticonformisme que traque, fauche et détruit le pouvoir russe avec une si cruelle détermination, cela fait beaucoup de monde : des prétendus déviants sexuels aux personnes handicapées traitées en bouches surnuméraires à nourrir, en passant par les habitants des campagnes récalcitrants à une destruction de la nature sous couvert de modernisation, sans oublier le troisième âge mis au rebut comme l’étaient les vieillards au XIXe siècle dans toute l’Europe.

Voici donc « la grande Russie effrayante ». Elle s’étend une fois passées les limites de Moscou, capitale-Potemkine en trompe-l’œil qui trompe son monde. Pour le reste, c’est l’horreur graduée : « Les suicides ne provoquent ici ni réflexion ni sentiment. Il y en a dans chaque famille. Ils font partie du quotidien. » C’est un pays dépolitisé, déshumanisé, relié à rien ni personne sinon à la propagande, qui nous offre à voir son flanc purulent et sa conscience à vide.

Mais dans ce pays dévasté, dont la police est corrompue et la justice aux ordres, les gens rêvent, chantent, chuchotent, ravalent leurs larmes ou les laissent se déverser, tandis qu’Elena Kostioutchenko, à qui rien n’échappe, rend compte de tout : du racisme le plus infect qui se déploie, à un détail culinaire de derrière les fagots.

Des sommets littéraires auxquels parviennent peu de témoignages

Nous croyons atteindre le pire au chapitre 12 intitulé : « Le fascisme est là depuis longtemps (ouvrez les yeux). » Voici la description d’un « internat psycho-neurologique » dans une bourgade sur la Volga, non loin d’Astrakhan. La monstruosité culmine jusqu’à cette scène des douches, atrocement magnifique tant sa puissance d’évocation hisse le récit jusqu’en des sommets littéraires auxquels parviennent peu de témoignages.

Mais ce n’est pas fini. Nous ne sommes qu’en 2021. L’ultime chapitre – « La guerre (comment elle a germé et poussé) » – aura conduit Elena Kostioutchenko en Ukraine, sous le feu russe, en mars 2022. Dans la ville de Nikolaïev, la description du frigo de la morgue pétrifie, avec cette vision des cadavres de deux sœurs de 17 et 3 ans : « La petite a l’air vivante. »

Pour avoir ainsi défié l’ordre intérieur et désormais extérieur qu’impose Vladimir Poutine, l’autrice, exilée, pourchassée, déménage tous les mois. Son talent est une circonstance aggravante aux yeux du Kremlin. Attendu que ses mots donnent la chair de poule.