Un homme sans mots

de Carlo Greppi

traduit de l’italien par Marc Lesage

JC Lattès, 454 p., 22,90 €

Ce livre est né d’une idée magnifique : écrire l’histoire de l’homme qui, à Auschwitz, a sauvé la vie de Primo Levi, témoin majeur de la Shoah, auteur de l’inoubliable Si c’est un homme. Lorenzo Perrone n’était pas un inconnu. Son nom apparaît dans plusieurs récits de Primo Levi. Le mémorial de Yad Vashem l’a reconnu comme « Juste parmi les nations » en 1998. Mais de sa vie, pour ainsi dire, on ne savait rien.

L’historien italien Carlo Greppi a travaillé pendant près de dix ans pour établir cette biographie. La tâche était difficile car les pauvres laissent peu de traces derrière eux. Même l’orthographe du nom du héros est incertaine : d’un document à l’autre, il s’appelle Perrone ou Perone. Il naît à Fossano, petite ville du Piémont, en 1904. Fils d’un ferrailleur, ce taciturne exerce le métier de maçon en Italie et en France. En 1943, il part en Pologne travailler pour une entreprise italienne qui a un contrat de construction à Auschwitz.

Lorenzo Perrone risque sa vie pour sauver celle de Primo Levi

Primo Levi, lui, est né dans une famille juive de Turin en 1919. Chimiste de profession, il devient partisan (résistant) en 1943. Arrêté, il est déporté à Auschwitz en février 1944. Un jour, assigné à la reconstruction d’un mur après un bombardement, il se trouve en contact avec ce maçon parlant piémontais. Lorenzo Perrone ne fuit pas le contact avec le déporté. Bientôt, il lui apporte chaque jour de la soupe, lui fournit un vêtement chaud et assure un échange de nouvelles avec la famille Levi en Italie. Alors qu’il risque sa vie, il n’accepte rien en échange, sinon la réparation de ses chaussures dans l’atelier de cordonnerie du camp.

Carlo Greppi analyse comment l’aide de Lorenzo Perrone a sauvé son compatriote physiquement mais sans doute plus encore moralement. Comme l’a écrit Primo Levi : « Lorenzo était un homme ; son humanité était pure et intacte, ce monde de négation lui était étranger. C’est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que j’étais un homme moi aussi. »

Impossible pour l’un et l’autre de reprendre pied dans la vie courante

L’histoire se poursuit après leur retour en Italie. Personne ne parvient à reprendre pied dans la vie courante. Lorenzo sombre dans l’alcool, en dépit des efforts de Primo Levi pour l’aider. L’ingénieur chimiste qui n’est pas encore vraiment devenu écrivain (1) lui manifeste sa reconnaissance de bien des manières, par exemple en prénommant Lorenza son premier enfant.

Perrone lui écrit alors : « Le plus grand cadeau que vous puissiez me faire a été de lui donner mon prénom mais j’espère en remerciant le Seigneur qu’elle n’ait pas à supporter les souffrances que j’ai dû supporter dans ma vie. » Lorenzo meurt en 1952, sans doute de la tuberculose. Primo Levi décède en 1987 d’une chute dans sa cage d’escalier, sans doute un suicide. Ni l’un ni l’autre n’étaient revenus indemnes d’Auschwitz.

Le livre de Carlo Greppi peut agacer par sa manière de s’impliquer dans le récit et de nous prendre à témoin des difficultés, grandes ou minimes, de son travail de recherche. Mais on partage son émotion quand il écrit : « Le monde était et reste atrocement injuste, trop souvent, mais quand on regarde attentivement, dans chaque tourbillon d’abus et de douleur, il y a un Juste, un être plus pur qu’on n’ose l’imaginer. »

(1) Si c’est un homme est publié en 1947, mais ne rencontre d’écho que dix ans plus tard. Primo Levi publiera ensuite une quinzaine de livres.