Un léger souffle de vent agite la banderole posée près d’une tente de deuil, sur laquelle est écrit un court texte en anglais, en arabe et en hébreu. « Nous pleurons les victimes de la guerre, nous protestons contre le bain de sang, les destructions et les déplacements. » Ces mots, rédigés pour les victimes du Hamas comme pour celles de l’offensive militaire israélienne à Gaza, sont rarement associés en Israël, mais résonnent comme une évidence pour les habitants de Neve Shalom/Wahat Al-Salam. Ce village coopératif, niché à équidistance entre Jérusalem et Tel-Aviv dans la vallée Ayalon, est unique en son genre : ici Juifs et Arabes (chrétiens et musulmans) vivent ensemble et à parité, comme l’a souhaité son père fondateur, en 1970, le frère dominicain Bruno Hussar.

Son idée, qui a survécu aux deux Intifada, à la guerre du Liban et aux différents conflits dans la bande de Gaza, a presque des airs de mirage dans le tumulte israélo-palestinien. « Quand je suis arrivé en 1984, nous cherchions une nouvelle possibilité entre Juifs et Palestiniens », se souvient Rayek Rizek, intellectuel palestinien, qui fut l’un des tout premiers habitants de cette communauté hors norme.

« Il n’y avait presque rien, un tout petit groupe de familles, pas de routes, pas de goudron, un peu comme Gaza en fait, s’arrête-t-il. Sauf les serpents et les scorpions », ajoute ce chrétien grec-orthodoxe, originaire de Nazareth où sa famille est implantée depuis 1720. Assis sous la tonnelle de son petit café aux volets azur qu’il tient depuis des années dans le village, il profite de la paisible fin de journée pour un rituel auquel il ne saurait déroger : nourrir la dizaine de chats bigarrés qui pointent chaque jour à 18 heures.

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« Ma route est arabe »

Maire par deux fois de cette communauté d’environ 250 habitants, Rayek Rizek est fier que cette « oasis de paix » (son nom en hébreu et en arabe), entourée de bougainvilliers et bercée par la symphonie des oiseaux, ait préservé sa vocation. Malgré tout. « Il y a une différence entre vivre côte à côte et vivre ensemble, explique le sexagénaire, à la douceur mélancolique. Ici vous découvrez l’humanité de l’autre, et voyez qu’il est comme vous. On peut être en désaccord, mais on dialogue pour se comprendre. »

Viscéralement attaché à la coexistence, Rayek Rizek a appris à accepter toutes les facettes de son identité. « Je suis arabe, palestinien, chrétien et un tout petit peu israélien, sourit-il, mais ma route est arabe. Et quand je regarde la couverture de la guerre des médias israéliens, ma femme doit m’empêcher de jurer ! »

Bien que protégés, les habitants de Neve Shalom/Wahat Al-Salam digèrent encore le contrecoup des attaques du Hamas et de la guerre qui fait rage depuis lors à Gaza. Arrivé il y a un an et demi dans ce « paradis » avec sa famille, l’un d’eux chuchote que des tensions sont apparues depuis, notamment sur le groupe WhatsApp de la communauté. Il préfère taire son nom et ne pas s’étendre. « Cet endroit reste un havre dans l’orage… », glisse-t-il, heureux que ses enfants grandissent en sécurité, en apprenant l’hébreu et l’arabe.

Une communauté très politisée

D’autres ont moins de pudeur à dire les affres traversées depuis le 7 octobre 2023. « Les deux premiers mois, nous étions sous le choc. Nous avons beaucoup débattu, par exemple sur le fait de servir dans l’armée, certains étant concernés. C’était intense, mais il n’y a pas eu d’incidents, reconnaît Samah Salaime, porte-parole et figure du village. Mais à un moment donné, il faut se ressaisir et aller de l’avant. C’est ce que nous faisons, nous collectons de l’argent, nous manifestons. Notre communauté est très politisée. »

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Comme Pessah, la Pâque juive qui vient de s’achever, le Ramadan n’a pas été aussi festif que l’an dernier, quand des danses soufies avaient fait vibrer le centre interreligieux du village. Car ici, il n’y a ni mosquée ni synagogue pour les croyants. Quelques iftars ont certes permis à la communauté de se retrouver, mais le mois sacré est resté sobre, par solidarité avec les victimes. « Un habitant a perdu 27 membres de sa famille dans la guerre à Gaza, comment pouvait-on faire la fête ? », lance Samah, qui n’espère qu’une chose : retourner dès que possible dans l’enclave palestinienne, comme elle l’a fait l’été dernier, pour apporter son aide.

Palestinienne et citoyenne d’Israël, Samah Salaime est habitée, comme beaucoup, par des sentiments contradictoires. « Je sens de l’espoir comme du désespoir, à la fois une validation et des doutes sur le projet de coexistence. Ce que l’armée fait à Gaza est dévastateur pour le camp de la paix, déplore-t-elle. Mais c’est le moment de rester uni, et à long terme, cela nous renforcera », souhaite-t-elle, alors que des enfants jouent et rient dans les rues pentues du village, avec une insouciance enviable.

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Quelques visiteurs y déambulent aussi pour étudier cette « utopie » de plus près. Un mot que l’actuel maire reprend à son compte. Eldad Joffe a pris ses fonctions un certain 6 octobre 2023, un jour de fête juste avant le cataclysme. « Après les attaques, j’ai passé un moment à essayer de comprendre à quel point elles avaientbouleversé la communauté. Nous avons été longs à réagir, et travaillons encore dessus. »

Procès en naïveté

Sensible à la douleur des victimes des attaques, de la guerre comme de l’occupation, Eldad Joffe s’est très vite senti en décalage avec son pays. « Quand l’armée et la police sont venues nous proposer des armes après le 7 octobre, je leur ai dit que ce n’était pas notre genre de jouer les milices », raconte ce manifestant de la première heure contre les réformes liberticides du gouvernement de Benyamin Netanyahou.

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« Je reste persuadé qu’on fait ce qu’il faut en vivant ensemble, mais je vois bien les réactions en dehors sur le thème : “Vous n’avez pas encore compris ce qui se passait. Réveillez-vous !” » Un procès en naïveté qui peine l’édile de 68 ans. « On nous demande à quoi ça sert d’établir un modèle de coexistence, de liberté, de justice. C’est une question avec laquelle on lutte et qui nous interroge sur l’intérêt de ce combat commun si l’avenir est toujours aussi violent, reconnaît-il. Je suis déçu évidemment, bouleversé même : Palestiniens et Juifs d’Israël s’éloignent et ne nous considèrent pas comme un modèle comme nous le voulons. »

Toutefois Eldad Joffe se rassure par le fait que personne n’a quitté Neve Shalom depuis le début de la guerre. Avant ce samedi noir, il fallait attendre des années avant d’espérer rejoindre la communauté. « Nous avons un projet d’extension qui prévoit 40 nouveaux logements, déjà attribués. Mais les travaux n’ont commencé que sur quatre d’entre eux. Il y a sans doute de nombreuses raisons pour cela, mais je crains que certains ne voient plus leur avenir ici, redoute le maire. Nous restons une utopie. »

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Un lieu où vivre en harmonie

Profondément marqué par la guerre des Six-Jours, en 1967, Bruno Hussar, un frère dominicain d’origine juive, né en Égypte, décide de construire en 1970 un lieu dans lequel Juifs et Arabes pourraient vivre en harmonie.

Il s’inspire alors d’un verset du prophète Isaïe (32, 18) : « Mon peuple demeurera dans une oasis de paix. »

Les moines trappistes de l’abbaye de Latroun acceptent de prêter une partie de leurs terres pour que ce projet voie le jour.

Depuis 1979, une école bilingue permet également aux enfants du village et des environs de recevoir un enseignement en arabe et en hébreu, ainsi qu’une ouverture sur les deux cultures.