Au cœur de Brooklyn, le cliquetis de sa machine à écrire s’est éteint. Et avec lui, une voix singulière de la littérature américaine, traduite dans plus de quarante langues et amie de longue date des lecteurs français. Le romancier, poète et cinéaste Paul Auster est décédé le 30 avril à son domicile de New York, à l’âge de 77 ans, des suites d’un cancer.

C’est en France, depuis la petite cité d’Arles et une maison d’édition encore modeste, qu’il avait surgi sur la scène littéraire à la fin des années 1980, avec La Cité de verre, premier tome de la Triologie new-yorkaise, et ses personnages en quête d’eux-mêmes dans le labyrinthe de Manhattan. La mégalopole, tout comme les motifs du hasard et de la chute, s’invitent dès lors dans son œuvre, couronnée par le prix Médicis étranger pour Léviathan en 1993. « New York, ville où je vis et où j’écris, expliquait-il, est une image qui vit dans ma réalité et dans mes fictions. »

« La trilogie fut un choc, et un véritable phénomène littérairequi apris comme un feu de poudre, notamment grâce à l’engagement des libraires, auxquels j’avais écrit personnellement pour leur dire : “lisez-le !” », raconte Françoise Nyssen, ancienne ministre de la culture et dirigeante d’Actes Sud, l’éditeur qui a accompagné l’écrivain jusqu’à la parution de Baumgartner, roman sur la désintégration du corps et la perte, publié en mars dernier. « Sa singularité, son art exceptionnel de la narration, sa passion pour les écrivains français, tout était déjà là. »

Traducteur des poètes et écrivains français

Une passion pour la poésie française qui avait conduit ce descendant de juifs ashkénazes, né en 1947 dans la banlieue de Newark, à étudier la littérature française, italienne et britannique à l’université Columbia, à la fin des années soixante. Puis à gagner Paris, où, durant quatre ans, tout en écrivant des scenarios pour films muets – qui deviendront Le Livre des illusions (2007) –, il avait traduit Breton, Michaux, Dupin, ou encore Mallarmé. Une vie d’écriture, mais aussi de précarité et d’errance, dont il offre une chronique dans Le diable par la queue (1999), et qui prit fin grâce à l’héritage reçu de son père en 1979. En 1990, Moon Palace, qui conte les aventures du bien nommé Marco Stanley Fogg, lui apporte enfin la reconnaissance américaine.

« La poésie française a été un amour de ma très jeune jeunesse », confiait Paul Auster au micro de Bernard Pivot la même année, accompagnant son français sans faille de son regard doux et profond, « mais petit à petit, j’ai suivi mon propre chemin. » Anagrammes, mises en abîme, récits parallèles, Paul Auster se fraie une voie par l’art de l’imbrication et de l’ambiguïté entre fiction et réalité, sensible dans son roman-fleuve 4321 (2018). Et par un « alliage entre une forme inoffensive, telle une enquête policière, et une réflexion puissante sur la mort, le hasard ou la solitude, analyse l’écrivaine et amie Céline Curiol. C’est une littérature à la portée de tous, tendue par une économie d’écriture et le souci du mot juste, qui va droit au but, droit au cœur. Universelle au sens plein du terme, car elle vous touche où que vous viviez, comme Le Voyage d’Anna Blume, qui résonne avec d’autres situations de guerre. »

Une littérature universelle, à la portée de tous

Une littérature engagée aussi. Démocrate, l’écrivain fustigeait les années Bush où l’Amérique de la guerre en Irak et du 11-Septembre avait basculé, expliquait-il, « dans un monde parallèle ».« Avec son épouse Siri Hustvedt, qui est aussi une immense écrivaine, ajoute Françoise Nyssen, ils représentaient une Amérique humaine, intelligente, celle de la culture et de la sensibilité, celle qui s’interroge et fonde son raisonnement sur la science face aux obscurantismes actuels. » Récemment encore, dans Pays de sang (2023), Paul Auster prenait position contre les armes aux États-Unis, mêlant essai politique et récit intime –, il révélait que sa grand-mère paternelle avait tué son grand-père de plusieurs coups de feu.

« Je voulais une sorte de pamphlet dont les lecteurs puissent absorber les principaux arguments, plutôt qu’une somme de 300 ou 400 pages que personne ne lirait, déclarait-il alors à La Croix. (…) Plus le lecteur est engagé, actif, plus il peut être ému. Pour moi, c’est la condition d’un bon livre. » L’économie de l’écriture, toujours, pour toucher au but. « C’était un être généreux, soucieux d’une éthique humaine, complète Céline Curiol. Le choix de la littérature, c’était sa façon de contribuer à rendre le monde meilleur. »

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Une œuvre protéiforme

Parmi ses autres romans, chez Acte Sud : La Musique du hasard, 1991 ; Mr Vertigo, 1994 ; Tombouctou, 1999 ; La Nuit de l’oracle, 2004 ; Brooklyn Follies, 2005 ; Dans le scriptorium, 2007 ; Seul dans le noir, 2009 ; Invisible, 2010 ; Sunset Park, 2011.

Ses essais : L’Invention de la solitude, 1982 ; L’Art de la faim, 1992 ; Le Carnet rouge, 1993 ; Pourquoi écrire ?, 1999 ; Constat d’accident, 2003 ; Chronique d’hiver, 2013 ; Excursions dans la zone intérieure, 2014 ; Burning Boy, 2021.

Ses poésies : Unearth, Maeght Éditeur, 1980 ; Effigies, éditions Unes, 1987 ; Dans la tourmente, éditions Unes, 1988 ; Disparitions, Unes/Actes Sud, 1993.

Ses films : Smoke et de Brooklyn Boogie, avec Wayne Wang (1995) ; Lulu on the bridge (1998) ; La Vie intérieure de Martin Frost (2006).