La Croix L’Hebdo : Nastassja Martin, vous nous accueillez chez vous au pied du massif des Écrins, dans les Hautes-Alpes. Que représente cet endroit pour vous ?

Nastassja Martin : Quand j’habitais à Paris et que je travaillais sur ma thèse, cet endroit est resté mon camp de base. Ce n’est pas juste un joli décor où j’habite. (Son regard se tourne vers les montagnes à l’extérieur.) C’est ici que se sont nouées toutes les rencontres qui ont fait que j’ai pris le chemin que j’ai pris.

J’ai grandi durant les vingt premières années de ma vie entre Grenoble et Chambéry. Mes parents étaient tous deux universitaires et travaillaient sur la question des politiques sociales. Depuis toute petite, j’ai été baignée dans cet univers clairement engagé. Mon prénom, « Nastassja », en est l’illustration. Je le dois à mon père qui, à l’époque, a travaillé en Union soviétique. Une sorte de pèlerinage que beaucoup d’intellectuels de gauche faisaient à l’époque. Nous vivions dans un petit village sur le balcon de Belledonne, dans une ferme entourée de forêts et de champs. C’était la belle vie…

J’avais 15 ans à la mort de mon père. Disons que le beau rêve que mes parents avaient construit s’est effondré… J’étais en décrochage scolaire au lycée. Je me suis alors installée chez mon frère, juste à côté d’ici près de la station de La Grave. C’est là que j’ai rencontré « mes deux premiers Alaskiens ». Ils venaient, et viennent encore ici à chaque hiver depuis trente ans, pour skier. À 18 ans, je suis donc partie en Alaska pour y faire tout un tas de petits boulots dans le tourisme et la pêche.

Qu’est-ce qui vous a menée vers l’anthropologie ?

N. M. : Après mes années de licence, il fallait que j’écrive un projet de recherche pour continuer en master. C’est naturellement que je me suis tournée vers l’Alaska. J’avais envie de faire de l’anthropologie depuis toute petite. Même si je ne connaissais pas ce mot à l’époque, j’ai toujours su que je voulais travailler avec des populations autochtones. Je pensais que mon regard était tourné vers l’Afrique. C’est d’ailleurs le dernier grand voyage que j’ai effectué avec ma famille, avant le décès de mon père. Finalement, il s’agissait du Grand Nord. J’ai donc réalisé mon premier terrain de recherche en Alaska et j’ai été admise à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Pourtant vous décidez de vous rendre au Kamtchatka, cette péninsule à l’extrême orient de la Russie…

N. M. : En Alaska, de nombreux signes m’ont fait penser qu’il fallait que je poursuive mes recherches du côté russe. Mon premier problème théorique a été de me rendre compte que j’arrivais sur le terrain avec mon imaginaire lié aux questions sur lesquelles je voulais travailler. Or, les Gwich’in, peuple d’Alaska, étaient pris dans de véritables problématiques : des structures politiques, une histoire coloniale, des institutions religieuses, des entreprises qui exploitent le pétrole, le gaz, l’or, les forêts et les ressources halieutiques (pêche et aquaculture, NDLR)

Il fallait que je traverse le détroit de Béring pour me rendre au Kamtchatka et savoir s’il existait des façons de répondre à cette crise historique, actuelle et climatique. Je voulais y vérifier une hypothèse : un collectif d’Evènes, peuple d’éleveurs de rennes au Kamtchatka, était peut-être reparti vivre dans la forêt à la chute de l’Union soviétique, après avoir été sédentarisé au sein d’un sovkhoze, une ferme collective. Et c’était bien le cas ! Une famille a regagné les bois pour y recréer un mode de vie autonome fondé sur la chasse, la pêche et la cueillette. En redevenant nomades, ils ont renoué le dialogue qui les liait à la nature et aux éléments !

À quoi ressemble cette région reculée ?

N. M. : Dans mon imaginaire, je voyais le Kamtchatka comme un endroit encore extrêmement sauvage, préservé, avec très peu d’humains ainsi qu’une faune et une flore très diverses. J’avais envie d’y aller pour des raisons qui sont très proches de ce que disent les Russes de ce territoire : il s’agit du dernier vrai bastion de nature sauvage. Toute cette chaîne de volcans qui descend et qui continue sous la mer, jusqu’en Alaska, alors que la péninsule s’arrête… La continuité géographique de cette terre volcanique, en plus des raisons historiques, anthropologiques et de mon goût pour les grands espaces, en a fait une destination évidente pour moi.

Je m’y suis donc rendue à plusieurs reprises et pour des durées variées. La plus longue a été de six mois. Cependant à partir de la naissance de ma fille, en 2017, comme je l’emmenais sur mon terrain de recherche, je restais environ deux mois. Le Kamtchatka est une tranche de ma vie. Quand je n’y étais pas, ma tête, elle, y restait.

Quel était votre quotidien là-bas ?

N. M. : Tout et rien ! (Elle rit.) Cela dépend de chaque ethnographe. L’anthropologue pense de manière comparative différentes sociétés. L’ethnographe, quant à lui, documente un collectif, un rapport au monde. Il recueille des données sur le terrain. Pour cela, il fallait que je me fasse accepter par les Evènes, et instaurer cette relation de confiance prend du temps. La mort de Memme, la mère de Daria, la cheffe du clan auprès duquel j’ai vécu, a été un tournant. Pour les Evènes, les choses arrivent toujours pour une bonne raison. Comme j’étais présente lors de ce moment important, j’ai tout de suite été acceptée comme une personne de la famille. Je les avais trouvés, et eux aussi.

Ce collectif d’Evènes habite à Tvaïan, au cœur de la péninsule. Ils sont répartis dans quelques camps de chasse, le long de la rivière Icha. J’ai été impressionnée par la façon avec laquelle ils se repèrent dans la forêt grâce à leur cartographie mentale. En hiver, la neige ne laisse aucune trace. Il faut alors connaître chaque arbre, le tout sur des distances de plusieurs centaines de kilomètres ! Quand ils voyagent, c’est tout juste s’ils emportent des vivres. Contrairement à nous qui prenons dix barres de céréales dans nos poches pour une randonnée de trois heures… Les Evènes ne planifient rien ! Ils ont confiance dans le fait que les choses vont bien se passer. J’essaie de rendre la parole à ces gens qui voient le monde de manière différente.

Nastassja Martin, anthropologue : « Les nomades Évènes voient le monde différemment, je leur rends la parole »

Cette incertitude n’est-elle pas perturbante ?

N. M. : Oui, ça peut être difficile à vivre quand on n’y est pas habitué. Je n’aime pas planifier trop longtemps à l’avance. Vivre avec une forme d’incertitude perpétuelle, faire le choix de sortir volontairement de sa zone de confort… Tout cela a forcément déteint sur moi, ce qui explique pourquoi le retour en France peut parfois être compliqué.

Quand je suis arrivée au Kamtchatka, j’avais soutenu ma thèse et possédais déjà des clés grâce auxquelles j’ai pu comprendre cette vision des choses propre aux Evènes. L’anthropologie est un outil qui permet d’accéder à des réalités qui sont autres. J’ai à cœur de montrer qu’il existe une pluralité de mondes et bien des manières pour s’y relier : par des imaginaires, des rêves, des cosmogonies… J’ai eu l’impression d’avoir enfin trouvé l’objet de ma recherche, quelque chose qui résonnait à la fois dans mon travail mais aussi en moi. Tout est lié ! Je ne vois pas mon travail autrement qu’une quête qui est aussi celle de ma vie. Or, nous avons tendance à compartimenter les nôtres contrairement aux Evènes. Je vis ainsi depuis très longtemps. Je pense que c’est la raison pour laquelle j’ai pu me lier à ce peuple.

En août 2015, vous êtes attaquée par un ours dans les montagnes du Kamtchatka qui vous laisse blessée. Pourtant vous préférez parler d’une rencontre…

N. M. : Parce que cet événement était préfiguré. En Alaska, j’avais travaillé sur les relations hommes-animaux, notamment la question du Ch’atthan, l’ours de glace. Et puis, les Gwich’in m’avaient donné le nom de Naa’in, une sorte de figure mythologique entre les genres et les mondes, car je montais aux arbres et j’allais me promener seule dans la forêt. De même, mon nom evène est matukha, ce qui signifie « ourse ». Une vraie rencontre nous transforme, opère un décalage à l’intérieur de nous. Nous ne sommes plus les mêmes après. Il est rare de vraiment rencontrer quelqu’un qui vienne modifier notre structure intérieure. Pour les Evènes, je suis devenue miedka, celle qui a été marquée par l’ours et qui vit entre les mondes. Dans mon cas, cette transformation était aussi extérieure avec mon visage.

Nastassja Martin, anthropologue : « Les nomades Évènes voient le monde différemment, je leur rends la parole »

Vous racontez cela dans Croire aux fauves, paru en 2019. Un succès considérable (87 000 exemplaires vendus, 33 réimpressions et 18 traductions) qui vient d’être édité en poche à 40 000 exemplaires chez Folio. La publication de cet ouvrage a-t-elle eu des conséquences sur votre travail ?

N. M. : Bien sûr qu’il y en a eu. Ça a été très compliqué. En France, si l’on se met à brouiller les codes entre les disciplines, on est considéré comme un « littérateur » et on se retrouve marginalisé. L’anthropologue Bruno Latour m’avait conseillé de ne pas publier ce livre, au risque de ne jamais avoir de poste. Mais je voulais que cette histoire existe dans le monde de la littérature pour qu’elle résonne avec d’autres, hors du champ de l’anthropologie. Pourtant, l’un n’exclut pas l’autre. Parfois, il est nécessaire d’écrire avec une plume littéraire et d’utiliser des outils poétiques. Il n’en était pas possible autrement pour que je raconte ma rencontre avec l’ours. Je n’arrivais plus à écrire ; cette histoire me parasitait. Il fallait que je la fasse exister hors de moi.

Vous y pensez encore ?

N. M. : Oui, par périodes… Quand des transformations doivent s’opérer dans ma vie. Celle de ma reconstruction et celle de la fin de l’écriture du livre ont été compliquées. Notamment quand je vais vers un but mais que je perds de vue la cible, qu’il faut que je compose avec le monde qui m’entoure et ses réalités. Parfois, tout se brouille un peu. Cette histoire de l’ours m’impose une forme de verticalité par rapport à ma cible. Et quand je la perds de vue, généralement c’est assez radical : je tombe malade. L’ours revient pour me rappeler que ce n’est pas mon chemin. Toutefois, ce n’est pas un traumatisme. Sinon ce serait invivable.

Sitôt guérie de vos blessures, vous repartez au Kamtchatka. Pourquoi ?

N. M. : Quand je skie ou quand je marche en montagne, je dis souvent cette expression en anglais : «But I move fast through the rain !» Autrement dit, je ne suis pas lente à me mouvoir et donc à me relever. Pour cela, il faut des méthodes. La mienne a été de refuser catégoriquement d’être réduite à une case ou à une autre. Je me sentais complètement enfermée dans un système très victimaire en France. J’étais « celle qui avait été blessée par un ours et qui devait être soignée ».

Ma guérison ne pouvait advenir dans ce contexte. Il me manquait tout un tas d’éléments pour que je puisse renouer les fils de l’histoire et comprendre le sens de ce qui m’était arrivé. Je me suis rendu compte que personne ne détenait la vérité au sujet de ce qui s’était passé. L’interprétation des Evènes ne me convenait pas. Pour eux, j’étais un don que faisait le monde des ours à celui des humains car ces derniers s’étaient bien comportés envers la nature.

Croire aux fauves n’est pas le récit d’une victime. Cette posture vient des collectifs autochtones avec lesquels j’ai travaillé. Ça fait réfléchir quand on voit des gens dont le peuple a été massacré, colonisé, dépossédé, parqué et qui, à aucun moment, ne se posent comme des victimes.

À ce sujet, le Grand Nord est le théâtre de grands bouleversements climatiques et environnementaux. Qu’avez-vous vu auprès des peuples que vous avez côtoyés ?

N. M. : En Alaska, les animaux ne migrent plus au même endroit, les forêts brûlent, les moments où les rivières se libèrent des glaces et débordent sont beaucoup plus dramatiques qu’avant. Au Kamtchatka, c’est la même chose. Les écarts de température sont extrêmement forts et rapprochés. Un jour, la température est de – 40 °C, le lendemain elle sera montée à 5 °C, pour retomber à nouveau dans le négatif le surlendemain. Tout cela est documenté depuis longtemps. Les animaux ne peuvent plus se nourrir, la faune et la flore sont perturbées. La manière de vivre des Evènes se complique dramatiquement. Si les rennes n’ont plus d’herbe à manger, ils meurent et le futur devient incertain.

Nastassja Martin, anthropologue : « Les nomades Évènes voient le monde différemment, je leur rends la parole »

Êtes-vous toujours en contact avec ce clan d’Evènes depuis le début de la guerre en Ukraine ?

N. M. : Oui. Je ne parle pas directement avec Daria puisqu’elle ne dispose pas d’un téléphone. Je communique avec elle par l’intermédiaire de ses filles. J’étais en train de rédiger la conclusion de mon troisième livre, À l’est des rêves, quand la guerre a éclaté, le 24 février 2022. Le jour de mon anniversaire… Les Evènes sont aussi russes. Ils sont persuadés du bien-fondé de la guerre en Ukraine. J’ai passé des années avec eux à partager leur manière de se relier au monde, qui est très belle. Mais la question politique, elle, reste un obstacle incompressible.

Vous avez évoqué être partie sur le terrain avec votre fille. En quoi la maternité a-t-elle changé votre travail qui, comme vous l’avez dit, ne fait qu’un avec votre vie ?

N. M. : Je dirais que mon expérience sur le terrain en a été facilitée. Je n’étais pas celle qui venait se documenter mais une maman avec sa fille, dans une position de vulnérabilité. Ce statut permet des formes d’intimité. Dans le milieu scientifique et académique, toutes les chercheuses que je connais ont subi des pressions et des harcèlements. Heureusement, cela commence à changer. Je suis une anthropologue, une mère et une femme. Je ne veux pas compartimenter ma vie.

À l’époque où elle devait écrire sa thèse, ma mère ne pouvait pas m’emmener. J’ai vécu une forme d’abandon. J’ai refusé cela, c’est pourquoi ma fille était avec moi, dès le début, au fin fond du monde. C’est une manière de taper du poing sur la table et de dire : « Quelle parité ou égalité existe-t-il entre nous tous ? » Bien sûr, c’est plus dur ! J’essaie d’en parler à toutes les jeunes chercheuses qui m’entourent. Elles ne doivent pas choisir entre leur devenir et avoir un enfant. Les deux sont possibles et cela m’a même permis d’aller encore plus loin. Ma fille est devenue une vraie compagnonne d’aventure.

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Ses dates

1986 Naissance à Grenoble (Isère).

2004-2012 Terrains en Alaska.

2014 Soutient sa thèse d’anthropologie à l’EHESS sous la direction de Philippe Descola.

2014 Premier terrain au Kamtchatka.

Août 2015 Grièvement blessée par un ours au Kamtchatka.

2015-2016 Hospitalisations en Sibérie puis en France.

2016 Publie Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska (La Découverte).

2017 Naissance de sa fille.

2022 Publication de À l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques (Les Empêcheurs de penser en rond).

2024 Publication en poche de Croire aux fauves (Folio), après sa parution en 2019 (Gallimard, coll. « Verticales »).

Un lieu

La Grave

« Les humains qui peuplent ce coin de montagne des Hautes-Alpes sont des rêveurs qui connaissent le goût des nuages, l’intransigeance de la roche et l’abîme des crevasses. Les fauves y rôdent encore, L’amitié est le lien qui nous tient encordés ensemble. »

Un objet

Un trapèze

« Les anthropologues comme les alpinistes sont des acrobates ; ils se meuvent sur les crêtes effilées entre les mondes, ils ouvrent des brèches dans leurs corps en traversant l’espace là où on ne les attendait pas. Mon trapèze est un pense-bête : il me permet de ne pas oublier qu’on ne vit jamais aussi heureux que lorsque l’on a la tête à l’envers. »

Un auteur

Pascal Quignard

« Les fragments du Dernier royaume m’ont accompagné lors de mon premier terrain en Alaska ; ils ne m’ont jamais quitté. Les fauves peuplaient l’écriture de Quignard bien avant la mienne. Et personne n’a jamais aussi bien compris que lui ce que c’était qu’être une femme, sur le qui-vive derrière la fenêtre : « Elles ne recherchent, au bout de leurs yeux, certainement pas un retour, sûrement pas une répétition. Elles attendent une venue inexplicable. Voilà leur vie. »»

(1) Nous avons une pensée pour notre collègue Fanny Cheyrou, décédée en octobre 2022, qui a été la première à suggérer cette rencontre.